samedi 7 mai 2022

Avortement aux Etats-Unis : un retour en arrière de la Cour suprême serait « l’aboutissement » de cinquante ans de « combat de la droite religieuse contre l’IVG »

 

Contrairement aux autres démocraties occidentales, les Etats-Unis n’ont jamais vu disparaître l’opposition à l’avortement après sa légalisation. Le sujet est devenu un « marqueur politique structurant » dans le pays, explique l’historien Simon Grivet.

Propos recueillis par

Publié aujourd’hui à 06h00, mis à jour à 09h55

Temps de Lecture 5 min.

Des manifestants devant la Cour suprême des Etats-Unis le 5 mai 2022, trois jours après la publication d’un projet de décision qui pourrait renverser la jurisprudence Roe v. Wade garantissant à toutes les Américaines le droit d’avorter.

Aux Etats-Unis, les regards sont tournés vers la Cour suprême. L’institution est au cœur d’un virulent débat politique, juridique et social depuis la publication, lundi 2 mai par le site Politico, d’un projet d’arrêt de la plus haute institution judiciaire américaine qui pourrait renverser la célèbre jurisprudence Roe v. Wade de 1973, qui protège le droit des Américaines à interrompre leur grossesse. S’il est adopté tel quel, cet arrêt renverra les Etats-Unis cinquante ans en arrière, à une époque où chaque Etat était libre d’autoriser l’interruption volontaire de grossesse (IVG), ou de l’interdire.

Ce document, rédigé en février et qui peut faire l’objet de négociations jusqu’au 30 juin, estime que la décision historique Roe v. Wade, était « infondée depuis le début » et que rien dans la Constitution ne protège le droit à l’avortement.

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Comme le rappelle Simon Grivet, maître de conférences à l’université de Lille et historien spécialiste de l’histoire du droit et de la justice aux Etats-Unis, il s’agirait alors de l’aboutissement d’un combat de la droite religieuse états-unienne qui n’a jamais faibli en cinquante ans dans un pays où « l’avortement est un marqueur politique structurant ».

Le débat sur l’avortement n’a jamais cessé de diviser les Etats-Unis en dépit de la décision de la Cour suprême de 1973, qui a légalisé l’IVG. Comment l’expliquer ?

Il faut bien avoir en tête que les Etats-Unis se distinguent très nettement des autres démocraties occidentales sur le sujet de l’avortement. Dans la plupart des pays, comme en France, l’opposition à l’IVG existe certes toujours, mais elle est devenue marginale après la légalisation. Aux Etats-Unis, ça n’a jamais été le cas. Au contraire, après l’instauration de ce droit, l’avortement est devenu un marqueur politique structurant dans le pays. La décision que s’apprêterait à rendre la Cour suprême est l’aboutissement d’un combat de la droite religieuse contre l’avortement qui n’a pas faibli en cinquante ans.

Rappelons que le droit à l’avortement aux Etats-Unis a été obtenu par une décision de la Cour suprême et pas par un processus politique et démocratique classique. Même si elle a été rendue à une large majorité de sept voix contre deux, elle n’a jamais fait consensus et a interrompu, à l’époque, un processus politique qui était en cours. L’Etat de New York avait rendu l’avortement légal en 1970 avec le soutien des républicains. L’Oregon, par la voie d’un référendum, en avait fait de même. La décision de la Cour en 1973, qui a interdit aux Etats d’interdire l’avortement avant la fin du premier trimestre de grossesse, a ainsi stoppé cette dynamique politique. Un puissant mouvement « pro-life » [« pro-vie », anti-IVG] est né en réaction avec l’objectif, in fine, de renverser cette jurisprudence. Cette question a été l’élément déterminant de la politisation de toute une frange religieuse de la société.

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Les responsables politiques républicains ont vite compris la force de cet argument anti-avortement pour gagner des voix, ce qui a fait du sujet un véritable enjeu politique. La droite évangélique représente aujourd’hui un quart des électeurs et est majoritaire dans certaines régions du Sud et du Midwest, comme dans l’Indiana. Il s’agit surtout de chrétiens blancs mais elle a aussi des relais dans certaines églises africaines-américaines et, de plus en plus, dans l’Eglise catholique, qui est très influente chez les hispaniques. Se positionner contre l’avortement permet de gagner énormément d’électeurs mais aussi des voix déterminantes parmi les minorités.

C’est ainsi que les républicains ont renforcé leur assise dans les Etats du sud du pays, qui étaient des bastions démocrates jusque dans les années 1960. Pour sa campagne de 1980, Ronald Reagan s’est beaucoup rendu dans ces Etats du Sud où il a affiché sa foi et son opposition à l’IVG. Ce droit ne pouvant être supprimé que par une décision de la Cour suprême, à partir de l’élection de Reagan, l’opposition à l’avortement devient ainsi le critère déterminant des républicains quand il s’agit de choisir un magistrat fédéral.

Quel rôle a joué Donald Trump dans ce qui pourrait être l’aboutissement des revendications du mouvement « pro-life » ?

Donald Trump a été l’instrument de cette stratégie au long cours de la droite religieuse. A l’été 2015, lorsqu’il a lancé sa campagne, il était très marginal au sein du Parti républicain et il avait besoin du soutien de la droite évangéliste. Cette dernière le regarde de loin, lui qui est un homme de la télévision, ancien propriétaire de casino, divorcé deux fois, de surcroît.

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Il s’est assuré de leur soutien en axant son discours sur la loi et l’ordre, en affichant son islamophobie décomplexée et, surtout, en jouant la carte de l’anti-avortement en promettant de nommer à la Cour suprême des juges opposés à Roe v. Wade. Il a accepté de suivre les recommandations de la Federalist Society, un lobby très conservateur qui dresse des listes de magistrats acquis à une idéologie juridique selon laquelle l’arrêt de 1973 est une interprétation de la Constitution qui n’a pas lieu d’être.

Les trois magistrats que Donald Trump a eu à nommer durant son mandat s’inscrivent dans cette ligne. En parallèle, on constate que les démocrates ont peu investi cette stratégie de nominations au sein de la plus haute juridiction du pays. Nous prenons aujourd’hui toute la mesure de cet héritage : la Cour suprême est majoritairement acquise à la droite conservatrice et elle le sera pour de nombreuses années.

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Quelle est l’ « idéologie juridique » qui caractérise la majorité de ces magistrats de la Cour suprême et implique-t-elle d’autres revirements de jurisprudence ?

Un débat fondamental structure la démocratie américaine depuis au moins un siècle : comment doit-on obtenir de nouveaux droits ? Grâce à la Cour suprême ou grâce à l’action politique ? Cette question renferme celle du rôle que doit jouer la Cour suprême et, à ce sujet, deux visions s’affrontent aux Etats-Unis. Il y a ce qu’on appelle « l’activisme judiciaire », qui évoque surtout l’époque où la Cour était dirigée par Earl Warren, entre 1953 et 1969. Cette « Cour Warren », qui a notamment aboli la ségrégation raciale, a utilisé plusieurs grandes affaires des années 1950-1960 pour concrétiser, grâce à ses décisions, des avancées progressistes à une époque où de nombreuses réformes étaient bloquées au niveau du Congrès des Etats-Unis.

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Une idéologie judiciaire opposée est née dans les années 1970 : celle de la « modestie judiciaire », qui s’incarne notamment dans un courant dit « originaliste » ou « textualiste ». Les magistrats de ce courant – dont plusieurs siègent désormais à la Cour suprême – défendent une interprétation très littérale de la Constitution. Pour eux, tout ce qui n’est pas écrit dans le texte n’existe pas.

Or, plusieurs droits accordés au cours des soixante dernières années, notamment par la « Cour Warren », reposent sur des interprétations parfois fragiles de la Constitution et pourraient donc être remis en question par des juges qui en défendent une lecture littérale. C’est le cas du « droit à la vie privée », instauré par la Cour suprême en 1965 dans sa décision sur le droit à la contraception. C’est l’existence de ce droit qui fonde aussi la décision sur l’avortement de 1973, ou encore des droits accordés aux personnes LGBT, comme le droit au mariage pour tous. Ce droit à la vie privée, devenu déterminant, n’est pas inscrit tel quel dans la Constitution, il découle de l’interprétation du texte fondamental qu’a faite un des juges de l’époque.

Le danger n’est cependant pas certain : la Cour suprême n’a pas rendu sa décision concernant Roe v. Wade, et le juge Alito [l’auteur du texte qui a fuité dans la presse] a insisté sur le caractère particulier de la question de l’IVG, suggérant qu’un tel renversement de jurisprudence ne serait pas envisagé pour d’autres droits.

Si la Cour entérinait cette décision et annulait Roe v. Wade, seule une loi fédérale sur l’avortement pourrait le garantir à toutes les femmes du pays. Est-ce envisageable ?

Non. Les Démocrates n’ont pas la majorité au Sénat et ne pourront donc pas faire passer une loi sur l’avortement. Ils vont néanmoins déposer un texte, essentiellement pour mobiliser leur base à six mois des élections de mi-mandat. Gageons que l’avortement sera un sujet central du scrutin de novembre.

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